Par Myriam Dao
Fabiana Ex-Souza et Yure Romão expliquent ici comment, avec la performance « Les corps dans le musée et le musée dans les corps », leur démarche créative répond à la proposition de Pascale Obolo de décoloniser l’espace muséal du Centre Pompidou, de le remplir d’autres récits, de déconstruire la fausse notion d’une Histoire de l’art unique et universelle, et d’interroger les limites entre le réel et la fiction et de mettre en lumière l’invisible.
Fabiana Ex-Souza et Yure Romão ont pris possession de l’espace du « Musée-L’ont-l’eux » au Centre Pompidou – le musée fictif imaginé par Pascale Obolo qui a fait, pendant quatre jours, de la galerie 0 un carrefour d’idées, d’échanges et d’interactions artistiques et politiques dans lequel la pensée décoloniale s’est exprimée par l’art. Le duo d’artistes, dans une performance hypnotique, réussit à inscrire son récit, à la façon du palimpseste, sur les cimaises immaculées de l’espace muséal. D’abord, il faut parler du dispositif, un drap blanc, destiné à recevoir l’image projetée de leurs corps, première peau installée entre l’espace du musée et nous. Ensuite, les deux artistes se placent devant le drap, superposant leurs peaux, leurs corps, à l’image projetée, avant d’en traçant le contour. Avec ce dispositif d’une simplicité et d’une efficacité redoutable, les artistes nous donnent à voir en premier lieu ce à quoi ressemble la condition noire dans l’espace public – ici l’institution muséale. Sur l’écran : leurs deux silhouettes projetées sur lesquelles quatre phrases viennent se superposer. Quatre interrogations, qu’ils ont entendues inlassablement, viennent estampiller en blanc sur noir leurs deux corps, marqués ainsi comme le fût le corps esclavagisé au fer rouge. « VOUS VENEZ D’OÙ ? Enfin, ils nous invitent à partager leur processus résilient. Comment ? En essuyant les marques, comme on « essuie un affront ».» Patiemment, les artistes de chair entreprennent de suturer ces phrases qui ont marqués de leurs stigmates blancs leurs doubles à l’écran. L’image est claire, d’une sémantique puissante. Fabiana Ex-Souza et Yure Romão nous invitent à assister à une réparation. Le public du Centre Pompidou retient son souffle, captivé par la mise en scène des deux artistes. Les phrases en blanc ont enfin disparu sur l’image de leurs corps « Noirs ». Ce que propose le duo d’artiste n’est rien moins qu’une RENAISSANCE.
Je me dois de relater un imprévu comme en réservent parfois les performances live. Voici ce qu’il s’est produit à la toute fin de la performance. Quand les artistes décrochent le drap blanc sur lequel ils ont projeté, puis tracé les contours de leurs corps, ils laissent le public découvrir le mur du musée. Celui-ci n’est plus immaculé. Par un procédé de transfert involontaire, pendant qu’ils frottaient, les artistes ont laissé des traces, celles-ci sont apparues à travers le « suaire », témoignant encore, dans l’espace muséal, de la présence fugitive du corps « Noir ».
Fabiana Ex-Souza et Yure Romão expliquent ici comment, avec la performance « Les corps dans le musée et le musée dans les corps », leur démarche créative répond à la proposition de Pascale Obolo de décoloniser l’espace muséal du Centre Pompidou, de le remplir d’autres récits, de déconstruire la fausse notion d’une Histoire de l’art unique et universelle, et d’interroger les limites entre le réel et la fiction et de mettre en lumière l’invisible.
Par Fabiana Ex-Souza et Yure Romão
«Et quand je dis que le lieu est incontournable, pour moi ça veut dire deux choses : d’une part, il est incontournable parce que nous ne pouvons pas en faire abstraction, mais d’autre part il est incontournable parce que nous ne pouvons pas en faire le tour »[1].
Édouard GLISSANT
L’héritage du colonialisme persiste dans les institutions muséales, dans nos corps et nos imaginaires. Questionner leur mise en récit passe, aujourd’hui, par la création d’une mise en relation, d’une posture politique de la Diversalité, au sens d’Edouard Glissant, par un non-enfermenment de nos imaginaires, de nos corps et des lieux où nous nous trouvons. Cette posture politique renverse les hiérarchies existantes au sein de l’Histoire de l’art, et interroge « l’identité à racine unique qui prend tout et tue autour d’elle »[2]. Revendiquer notre lieu d’énonciation, c’est exister là où l’on pense et prendre conscience de ce qui nous entoure. De quels espaces géo-historiques les discours et les récits sont-ils construits ?
Etre présent au Centre Pompidou, dans le cadre fixé par Pascale Obolo, nous a permis de situer notre « corps-politique », et de remettre en question l’espace muséal à partir de la condition ontologique-existentielle racialisée du sujet colonisé. L’espace muséal est ainsi devenu, pour nous, une sorte « d’identité rhizome qui s’étend dans son rapport, dans sa relation à l’autre »[3], capable de procurer des sensations, susciter des émotions et imprimer des ressentis divers sur les corps des visiteurs. Par ce biais, décoloniser devient une posture politique-artistique-décoloniale, car plus qu’une méthode ou une ligne directrice, cela représente aussi une façon de penser et d’exister dans le monde. Pour nous, artistes afro-brésiliens, héritiers d’un processus d’esclavage échelonné sur près de quatre siècles, s’approprier l’Histoire, c’est aussi la raconter. C’est pourquoi, avec la performance « Les corps dans le musée et le musée dans les corps », nous voulons écrire l’Histoire, affirmer notre corps-connaissance comme un espace de mémoire, de résistance et de lutte. La présence du corps « Noir » dans l’espace muséal, fait aussi intervenir le poids du regard occidental par lequel l’« Africain» est souvent essencialisé et assigné à un « exotisme ». Souvent surreprésenté et figé dans des stéréotypes, le « corps Noir » ne se contentera pas ici d’être muet : il dévoilera les non dits de l’Histoire et du passé colonialiste. Quels « musées » habitent nos corps ? Quels récits nous traversent quand nous nous laissons bercer par l’imaginaire des musées Parisiens ?
Parmi les situations qui nous ont marqués, il y a celles qui contiennent une sorte de violence naturalisée, instaurant une différenciation hiérarchisante entre français de souche et étranger – « Vous venez d’où ? » –, ou encore celles qui contrôlent l’espace et les personnes – « Vous allez où ? », « Pourriez-vous vider votre sac ? ». La quatrième situation choisie, matérialisée par la question « Qui va nettoyer tout ce bordel ? », fait écho à la place sociale réservée à la population noire. Dans les musées visités par exemple, nous avons constaté que les Noirs occupent de façon systématique les emplois subalternes comme le nettoyage, la sécurité ou la surveillance. La musique A mão da limpeza (la main du nettoyage) du compositeur brésilien Gilberto Gil a fait écho pendant nos répétions :
« […] Même après l’abolition de l’esclavage / Noire est la main / De ceux qui font le nettoyage / Lavent les habits crasseux, frottent le sol / Noire est la main / C’est la main de la pureté / Noire est la vie consumée au pied du poêle / Noire est la main / Qui nous prépare la table / Lavant les taches du monde avec de l’eau et du savon / Noire est la main / De la noblesse immaculée […] »[4]
Gilberto Gil
La performance « Les corps dans le musée et le musée dans les corps » créée au Centre Pompidou, construit une relation forte, organique, entre images-corps-mots. Comment parvenir à les charger de signification ? Littéralement traversés, de façon complexe, par l’idée de contrôle et de domination dans l’espace public – témoignant des rouages de notre système-monde – nos corps se retrouvent moins marqués dans leur intériorité que dans leurs contours, c’est-à-dire les limites que projette notre image dans le monde.
Comment nos corps en gardent-ils les traces dans notre quotidien ? Dans la performance, nous évoquons les dialogues du quotidien et invitons ces dialogues, ces phrases à se transformer par la force du geste. Le geste de l’effacement rend parfois ces injonctions illisibles, parfois les rend visibles, mais dans tous les cas, ce geste initie des réécritures possibles. Il s’agit de revendiquer le lieu d’où l’on parle, exister là où l’on pense, réfléchir là où nous faisons corps. Comment décoloniser les imaginaires du monde ? Par cette performance, nous cherchons surtout à occuper cet espace muséal par notre présence-même, dans un échange qui rend impossible de nous assigner une seule image.
Pour nous, décoloniser le musée c’est faire corps-politique, c’est questionner l’héritage colonial, encore enraciné et présent aujourd’hui dans les institutions muséales en Amérique latine, en Europe et au-delà.
C’est également réfléchir aux dynamiques du pouvoir, et regarder l’institution musée de façon critique. Mais c’est reconnaître que les musées sont seulement la pointe d’un énorme iceberg, et que sa face cachée peut être comparée à une grande matrice coloniale du pouvoir, érigée dans un système où l’exploitation de la force de travail, la domination ethno-raciale, le patriarcat et le contrôle des formes de subjectivité occupent encore une place centrale dans les rapports humains.
Où il y a du pouvoir, il ne peut y avoir d’amour
Où il y a du pouvoir, il ne peut y avoir
Où il y a du pouvoir, il ne peut
Où il y a du pouvoir, il ne
Où il y a du pouvoir,
Il y a du pouvoir,
Du pouvoir,
Pouvoir,
(Poème de Yure Romão récité à la fin de la performance, inspiré d’une phrase de Bell Hooks)
S’approprier nos corps et nos histoires est ainsi une invitation à la réécriture-récit de nos vies, au questionnement constant de tout, à la prise de conscience des enjeux du pouvoir qui nous entourent, pour que nous sachions utiliser le pouvoir en tant que verbe et qu’il agisse à travers nous avec toute sa puissance dans le monde.
BIO :
Yure Romão est né en 1991 à Niteroi – Brésil. L’artiste travaille avec de la musique, le théâtre et la performance. Membre du Collectif Saci Chorão à Rio de Janeiro depuis 2006, il organise des ateliers de poésie parlée (autour de la pratique du slam) dans des collèges et lycées au Brésil et en France depuis 2010. Poursuit actuellement le Master en Lettres et Arts à l’Université Paris-Diderot (Paris 7) sur la pratique du slam à Paris. Il a participé en tant que metteur-en-scène et musicien à la pièce itinérante A Saga dos Seres (2014) et Gravité : Des Corps Noirs en Movement – une performance basé sur un poème de Léon Gontran Damas et un texte-manifeste écrit par Yure Romão, à la Faculté de Droit de Rio de Janeiro (2015). Vit et travaille entre Rio de Janeiro et le Paris.
Myriam Dao est artiste-chercheuse indépendante, elle créé le webzine « vernaculaire-adventice.com » en 2017.
[1] GLISSANT, Edouard; La relation, imprédictible et sans morale, article paru dans Rue Descartes 2002/3 n°37
[2] Ce refus de réduire l’identité des « nègres et les nègro-africains » à leurs origines africaines anime aussi les dernières productions d’Edouard Glissant. Dans le Traité du tout-monde (1997), Poétique de la relation (1990) et Introduction à une poétique du divers (1995), Glissant oppose « l’identité-relation » au totalitarisme de « l’identité racine unique ».
[3] GLISSANT, Édouard ; Introduction à une Poétique du Divers, Paris, Gallimard, 1996, p. 60.
[4] Traduit du Portugais du Brésil par les auteurs.