PROJET
Affrontement musculaire pour la réparation
Dans le projet « Plusieurs manteaux to Bispo », je m’intéresse à l’histoire du Manto da Apresentação (manteau de la présentation), brodé par l’artiste afro-brésilien Bispo do Rosario (1909-1989) comme un vêtement funéraire sacré, avec lequel il devait se vêtir pour se présenter dans l’au-delà, le jour de sa mort. Contrairement à sa volonté, le manteau de Bispo est aujourd’hui exposé comme une œuvre d’art, invisibilisant complètement la volonté finale de l’artiste. Avec l’envie de m’attarder davantage sur les processus de guérison que sur les projets historiques de racialisation qui ont permis l’emprisonnement du manteau par les institutions artistiques, la question se pose : Comment réparer l’impossible ? Comment faire germer d’autres possibilités de transmutation ?
Pour les personnes racialisées, désignées par Frantz Fanon comme les « damnés de la terre », la première mise en perspective du monde de la vie est celle de l’épreuve ou du ressenti. Le monde est une violence éprouvée au quotidien, dans un décalage permanent entre la position de vie et la position de mort, immédiatement ressenties dans leur contradiction. L’effet de cette dislocation perceptive ne peut être suspendu et dépassé qu’à la condition de s’appuyer sur un constituant plus fondamental d’un autre ensemble de sens, capable d’engendrer une nouvelle corporalité sociale. Selon Fanon, seul un affrontement musculaire avec les résistances du monde environnant peut faire émerger ce sensible « autre », à travers une lutte pour la vie qui opère à partir de soi comme un lien ténu, la jointure constamment reconstruite entre l’espoir rationnel et la violence matérielle.
En tant qu’artiste femme et noire, issue de la périphérie brésilienne, il m’est impossible de ne pas affronter, dialoguer, voire fictionnaliser le racisme systémique et structurel qui conditionne ma vie. À travers l’exercice de la performance, l’important pour moi est de mettre en place de manière collective la création des « issues de sortie » vers une expérience de vie qui ne soit pas en éternelle confrontation avec le système qui m’opprime. Mais au-delà, m’inspirant, à l’instar de Toni Morrison, des « petits mécanismes qui régissent la vie quotidienne », du détail ordinaire, de ce presque rien qui en dit long, ce qui se montre sans toujours être vu.
Le projet « Plusieurs manteaux to Bispo » surgit comme une réponse, un geste de réparation ancré sur des dispositifs qui se nourrissent du précaire : la capacité de se déployer en plusieurs étapes, de s’adapter selon le lieu qui l’entoure, de s’enrichir de l’imprévu et des objets retrouvés, de développer – à l’instar du manteau original – son propre inventaire du mode.
Il se déploie en 4 étapes :
- Activation collective du manteau : le manteau est encore tissu. Les participants ayant été victimes de situations de racisme sont conviés à écrire avec du charbon des phrases ou des mots qui équivalent aux agressions systémiques et qu’ils veulent à leur tour transmuter.
- Veillée collective du manteau : le manteau est encore colère. Les participants sont conviés à un processus intime de connexion avec le manteau. Des boissons préparées avec des semences rituelles sont distribuées. Ceux qui se sentent en connexion avec ce processus sont invités à broder les premières graines et à noter leur nom à l’intérieur du manteau. On démarre l’inventaire du monde.
- Élévation collective du manteau : le manteau est relation. Au sein d’une institution artistique, le manteau entame un dialogue in situ sur les processus d’invisibilisation existants. Pendant ce processus, les participants seront conduits à réfléchir, voire identifier, d’autres dispositifs au sein de l’art de « mise en contemplation forcée » d’objets destinés à subir des transmutations. Certains participants sont conviés à une danse collective avec le manteau.
- Cérémonie d’enterrement du manteau : les participants seront ensuite invités à participer à la cérémonie d’enterrement du manteau, que, brodé avec des semences vivantes qui germent, renaîtra en forme de jardin. Ce manteau-jardin s’instaure ainsi comme un dialogue par la transmutation avec Bispo do Rosario et, par conséquent, avec tout ce qui n’a pas encore été à nouveau remis en mouvement ou restitué.
Projet « Plusieurs Manteaux to Bispo » :
- Performance d’activation du Manteau. Commissaire Pascale Obolo. L’acte éditorial du dernier numéro de la revue Afrikadaa « L’Entredeux monde, l’art comme arme de guérison », Lieu pour Respirer – Les Lilas en juin 2019.
- Performance de veillé du Manteau. Processus collectif de broderie du Manteau. Comissaire Olivier Marbeauf. Invités : « The Living and the Dead ensemble » à l’Atelier Médicis – Clichy-sous-Bois en juillet 2019.
- Performance d’élevation du Manteau. Commissaire Alicia Knock « Quand les artistes dialoguent avec les ancêtres », Centre Pompidou / Galerie zéro – Paris en septembre 2019.
- Performance de mise en terre (enterrement) du « Manteau de la réparation » dans le cadre du prix « la vie bonne » organisé par AWARE: archives of women artists, research and exhibitions et le CNAP – Centre National des Arts Plastiques – Parc du Lam – Lille Métropole Musée d’Art Moderne, d’Art Contemporain et d’Art Brut, 2022.
Crédits photo : Nicolas Jaoul, Louis Henderson, Frederic lovino, Manuelle Gautrand Architecture.

















